En mai 2017, j’échange avec René, mon grand-père
à propos des récentes recherches que j’ai entrepris depuis quelques mois.

Pudeurs. Il n’est pas évident d’aborder l’Histoire, rarement évoquée jusqu’alors, ensemble. Je découvre, avec surprise, quelques aspects méconnus.

J’entends cependant l’amour du fils pour son père,
et la fresque familiale qui se déploie, un peu.
Un moment précieux, unique aussi.

Cinq ans après la disparition de René, je redécouvre cet enregistrement, témoignant de mon — maigre — point de départ.
Je décide de le retranscrire.

Au montage, je coupe ma voix pour ne conserver que la sienne.

portrait-reneok

René, peint par son père, vers 1950

Cormicy, l’église, 1917. Anonyme (internet)

Xavier : Je t’ai apporté des photos originales, des cartes postales, que j’ai cherché sur internet, de tous les petits villages le long du front. Des photos, de la même époque (14-18, N.B.).

René : Ah.

X : J’ai trouvé des cartes de l’Aisne, de la Meurthe-et-Moselle, de la Champagne, un peu. Ça fait de beaux documents.

R : Ah oui.

X : Et il y a des photos de ruines. D’églises, qui sont exactement dans le même état que sur les aquarelles (N.B. Cormicy). Les clochers effondrés, mêmes détails, mêmes périodes..Mais les troupes passent; Français, Allemands.

R : ….

X : Après, je vais les scanner, et on pourra les découvrir ensemble en très grand.

R : ….

X : C’est impressionnant. Il en a fait beaucoup, des peintures. Cela fait quatre mois que je que je regarde sur internet, et j’en découvre quelques unes. Parfois dans d’autres pays que la France. C’est surprenant de voir que les dessins, les peintures voyagent un peu dans le monde entier.

R : Ah oui ? On peut en retrouver sur le monde entier ?

X : Oui. Mais alors, je ne sais pas si ce sont des cadeaux, ou si il les vendait. Je ne sais pas trop, mais il y a, il y a mêmes des choses qui sont aux États-Unis.

R : Ah bien, il les vendait. Il y a eu toute une époque, c’était sa raison de vivre. Il vivait de la vente des tableaux. Il n’avait pas d’autre revenu que cela. Après, quand nous, on a été petits, alors il ne pouvait pas faire vivre une famille, avec des choses (N.B., des revenus) tout à fait aléatoires. Il a pris un emploi dans un bureau.

Il y a eu toute une époque, c'était sa raison de vivre. Il vivait de la vente des tableaux. Il n'avait pas d'autre revenu que cela.

X : Oui. Il a exposé. Apparemment, il a participé à des expositions au Grand Palais (erratum). Je fais des recherches là dessus.

R : Il y a eu plusieurs expositions. Oui. Mais je ne sais pas, il faudrait les retrouver. Il y a eu sûrement plusieurs expositions, dans Paris, et à différents endroits.

X : C’est intéressant de voir le parcours que ses œuvres dessinent. De suivre les traces. Parce qu’il y a beaucoup d’aquarelles de la Normandie, un peu de la Bretagne, autour de Saint-Malo (St Cast, N.B).

Beaucoup Orbec, beaucoup le Calvados.

R : Il circulait beaucoup.

X : Et du coup, quand, quand vous étiez en famille, il partait peindre tout seul ? C’est cela ? Il vous laissait ?Il partait quelques heures pour dessiner ?

R : Moi, je me rappelle, on savait qu’il partait pour l’après midi, et à 8h du soir, on le retrouvait. Je le suivais en voiture – au début en bicyclette –, à chercher, là où il était. Finalement, lui, encore en train de faire son tableau, à presque la nuit tombée.

On avait à un moment la maison de Pont l’Evêque, mais un jour elle n’était pas disponible, elle avait été loué à quelqu’un d’autre. À Villerville, c’est à côté de Trouville, il y avait un endroit où on avait loué pour l’utiliser justement pour des possibilité de peinture. Il y avait des sujets là bas, qui étaient intéressant. Donc il y allait tous les jours, faire la peinture, et faire le croquis de telle ou telle chose, un sujet qui l’intéressait.

On savait vaguement où il partait, en bicyclette. On le trouvait encore en train de travailler, alors que nous, on avait commencé à dîner, et on s’inquiétait.

On savait vaguement où il partait, en bicyclette. On le trouvait encore en train de travailler, alors que nous, on avait commencé à dîner, et on s’inquiétait.

Bertrand, son vélo et son matériel, livret photo

X : Il a fait plus d’aquarelles que d’huile vraisemblablement ! Sa technique préferée, quotidienne, était l’aquarelle. C’était plus facile pour transporter, j’imagine, pour voyager léger..

R : Il avait des choses (N.B., du matériel) très faciles à transporter oui.

X : Oui, toujours un peu de papier, des pinceaux.

C’est intéressant parce qu’ il y a comme des « périodes ». En fait, il y a la période en Normandie, il y a une période un peu plus Paris. J’ai découvert sur internet aussi une peinture de l’Arc de Triomphe, une peinture oval (N.B. Il s’agit en fait du carrousel du Louvre).

Toutes ces choses qui apparaissent sur Internet semble indiquer beaucoup d’échanges, de partages et de voyage. C’est un peu fascinant. Autant d’histoires à creuser et découvrir, élucider. J’ai retrouvé un peu aussi des choses en lien avec l’Angleterre (N.B. Une carte postale à des amis). Apparemment, il avait des amis en Angleterre (N.B. probablement sa femme Elisabeth) ?

R : Il y a été faire un séjour; ce qu’on appellerai, maintenant, un séjour linguistique. Il est parti peut être, deux ou trois mois en Angleterre, un petit peu après la guerre de 14 et avant 1940.

Carte, recto-verso, glanée sur internet. 2017.

X : Je me suis demandé s’il n’avait pas rencontré des – amis – Anglais sur le front ?..

R : Je ne crois pas ; qu’il aurait participé à des évacuations militaires anglaises ? Non. Je n’en ai jamais entendu parler. Il nous en parlait pas. Puis à ce moment là, les possibilités de transport étaient pas du tout les mêmes que maintenant.

Il a fait beaucoup de représentations de campements militaires, dans les tranchées.

On les a rassemblés (Bertrand et sa mère Hélène, N.B.) en plusieurs feuilles. On en a fait un livre.

X : il y a aussi des carnets qu’il a mis en forme après la guerre alors ?

R : Il peignait ce qu’il voyait. Et puis peut-être qu’il les a rassemblé lui-même, en disant, « celui là, on va le conserver, et celui là… »

X : Et il envoyait des aquarelles du front, à sa mère, alors, pendant la guerre ?

R : Entre 1914 et 1918, il y avait des personnes qui mourraient, et mon père s’occupait encore de sa vieille mère, qui était toute seule. Il s’occupait des besoins pécuniaires de sa vieille mère, et nous, les petits enfants, nous n’étions pas encore nés.

Il s’est vraiment consacré à sa peinture à la mort de sa mère. À ce moment là, les besoins de sa mère étaient assurés et il avait encore quelque temps disponible pour faire sa peinture.

Petit format, trouvé sur Ebay, 2017.

Et donc il distribuait, il est arrivé à vendre, à faire des expositions. Et puis nous, à ce moment là, quand je suis né – je suis né en 1928 –, la guerre était déjà finie depuis longtemps, à ce moment là, il s’est rendu compte qu’il ne pouvait pas vivre uniquement de sa peinture. Donc il a trouvé un travail dans une administration.

Mais jusqu’à sa mort, il a continué à faire des aquarelles, à faire des reproductions de tableaux.

X : En regardant les carnets de guerre, on voit que les dessins les plus anciens datent de 1915. Il a été mobilisé en 1915, alors, pas en 1914 ?.

R : Ah, ça je ne sais pas exactement. Il n’a pas été mobilisé en..? Si on regarde vraiment la date.. Il n’a pas été mobilisé au début de la guerre parce qu’il y voyait mal. Il était myope. Et il a été considéré, comme ce qui s’appelait « service auxiliaire ». Il pouvait aider au point de vue militaire, mais il n’était pas combattant, du fait qu’il ne voyait pas très clair. Il n’était pas classé unité combattante.

Il était classé service auxiliaire, on a des papiers en parlant, de ça. On ne faisait appel à lui que quand il y avait des gens qui manquaient.

carnet de dessin

Il a un frère qui était un peu plus jeune que lui, qui lui a été blessé. Il est mort à Verdun. Il y avait plusieurs années de décalage.

X : C’était René, oui. il était caporal (Erratum, il était sergent N.B.).

R : Peut-être bien, oui.

X : Il avait 20 ans.

R : Il avait 20 ans, oui.

X : Et dans les carnets, on voit que Bertrand est passé par Chaumont. La caserne de Chaumont. Il devait s’y entraîner.

R : Chaumont, c’était à l’Est de Meaux. Enfin, oui, il y a eu, il y avait un grand terrain militaire, On appelait ça le terrain de Chaumont, où les soldats, avant de participer aux combats, s’entrainaient. Maintenant on dirait une mise en forme. Les différents soldats étaient rassemblés au camp de Chaumont. Ca existe encore aujourd’hui.

Pas pas très loin de Meaux. Tout à fait à l’Est de Paris.

Le premier soldat embrigadé. Il était dans. Maintenant, on dirait des camps. Il y a, il y a notamment le camp de Chaumont. C’était une sorte de caserne, de préparatif, de mise en forme, d’entraînement, pour, malheureusement, la guerre qui a suivi.

Caserne de Chaumont, 1915

X : Tu as soif ? Tu veux un verre d’eau ?

R : Merci. À force de parler trop fort (rires)

Mais notre bon père, depuis ces différentes étapes, tout ça, a laissé des souvenirs, mais il n’y avait pas de texte, pas de rassemblement, et pas d’écrits que lui aurai fait. On a utilisé après des écrits, mais lui-même n’avait pas raconté « j’ai fait ci, j’ai fait ça ».

Il fallait d’abord s’occuper peut être de soigner les blessés, récupérer du matériel si c’était possible.

X : Oui. C’est vrai que c’est difficile aujourd’hui, d’imaginer comment il a pu trouver le temps de peindre dans ce contexte, cette violence.

R : Alors justement. Il y avait quelques moments de tranquillité, pas vraiment entre deux combats, mais entre deux périodes. Des périodes, de deux ou trois jours, où le combat était un peu plus loin, à 20 kilomètres. À ce moment là, il y avait des périodes où il pouvait peindre.

Il avait une petite boîte de peinture, qui tiendrait dans la main, que l’on a quand même conservé. Dans cinq, six, centimètres carrés. C’était une boîte où allaient ses petites peintures, les pinceaux, les différentes couleurs. Comme un appareil photo de maintenant, mais qui serait dix fois plus petit.

Il avait une petite boîte de peinture, qui tiendrait dans la main, qu'on a quand même conservé. C'était une boîte où allaient ses petites peintures, les pinceaux, les différentes couleurs. Comme un appareil photo de maintenant, mais qui serait dix fois plus petit.

X : Oui c’est ça. Comme un appareil photo. C’est la même fonction. Mais ça lui prenait plus de temps, il en fallait du courage, pour pour prendre le temps de faire ça dans ce contexte.  Certains soldats avaient de petits appareils photos, apparemment (N.B. voir l’appareil de René, découvert plus tard).

R : Par exemple, les choses que tu retrouves, toi, à une certaine période, ça a disparu parce que ça n’intéressait personne. Puis y en a quelqu’un qui a dit « si si ! » , et quelque chose peut se retrouver.

X : Oui c’est ça. Ça circule.

R : Eh bien, c’est très intéressant que tu sois en piste pour faire ces recherches.

X : Oui. C’est vraiment comme une enquête. J’aime l’histoire, j’aime la peinture et là, les deux se rencontrent ici.

C’est aussi quelque chose qui aurait été beaucoup plus compliqué à faire il y a quelques années, sans Internet. Beaucoup d’informations circulent dans les archives militaires, publiques, les sites spécialisés, c’est vrai que c’est plus facile maintenant qu’il y a 30 ans.

Petite aquarelle, datée du 19 février 1917

La période 14-18 est une période très dense. Des points de détails deviennent parfois des indices précieux. Les numéros de régiments par exemple. Je ne sais pas encore si les trois frères étaient dans le même régiment. C’est une des questions que j’ai encore actuellement.

R : Ah, on ne sait pas. Non, je pense qu’ils n’étaient pas vraiment ensemble. Ils étaient différents au point de vue âge. Il y a quelques années de différences. Donc ils n’étaient pas incorporés dans la même « équipe ». Il avait cinq, six ans de différence, et on ne les a pas mis ensemble.

X : C’est ce qu’ont fait les Britanniques. Cela a été un drame terrible justement. Tous les amis, frères, venus d’un même village allaient au même endroit, sur des zones terriblement meurtrières du front. En quelques jours, tous les hommes du village étaient tués.

R : Dans les documents que tu retrouves, pour chaque soldat mort, ou vivant, était répertorié, il y avait le nom, la date de naissance, et s’il était blessé à tel endroit.

Et puis malheureusement, s’il était mort, on savait, quand même, qu’il était mort à tel endroit.

Mort-Homme, 1917

X : Oui. J’ai retrouvé un papier comme ça. Pour René, j’ai retrouvé l’acte de décès, sur le site du ministère de la Défense.

R : Ah, c’est bien.

X : il y est inscrit effectivement la date, le lieu de sa mort.

R : Parce nous, mon frère (Daniel, N.B.) et moi, bien après la guerre, on a été a Verdun. Mais on ne peux pas aller partout. Mais par exemple, on a trouvé l’inventaire de tout ceux qui étaient morts, qui avaient été soignés, par exemple, à tel ou tel hôpital.

X : C’était l’ambulance 16/9, ou 19/6, j’ai un doute. Localisée à Dugny.

R : Dugny, Dugny-sur-Meuse. Oui.

X : Oui, c’était une zone de retrait à l’arrière de Verdun j’imagine.

R : Très progressivement, il y a eu des monuments, comme on le connaît, la tranchée des baïonnettes, par exemple. Les soldats ont tous été tués par le bombardement et on a retrouvé les baïonnettes, c’est à dire l’arme, debout. On peut supposer que les morts qui tenaient l’arme sont morts, là, dans le sol.

Tranchée des Baïonnettes, août 2018

Je raconte un peu des idioties là. Ceux qui ont vécu les heures où les combats sont terminés ont fait des découvertes de vestiges, de parties, qui sont utilisables (N.B., exploitables). « Tel soldat a été tué là, et un autre du même groupement » etc.

X : Oui, des informations précises

R : Oh c’est très difficile à trouver parce que il y a des gens qui s’y intéressent et mis en sûreté.

Mais il y a eu beaucoup de disparus.

Mais il y a quelque chose, quelques souvenirs, quelques documents. On peut dire qu’on peut identifier, en disant « c’était à tel endroit » et mais je crois que c’est de plus en plus difficile.

X : Il y a des villages qui ont disparu aussi.

R : Et puis il y a des villages qui ont disparu.

X : Il y a un village qui s’appelle Reillon par exemple (N.B. erratum, le village n’a pas disparu)

Cormicy, 1917

Ce ne sont que des ruines. Mais j’ai inscris les noms de tous les villages qui sont inscrits dans les carnets. Il y en a une soixantaine. Il y en a vraiment beaucoup. Beaucoup de lieux-dits, et quand on les localise sur une carte, on s’aperçoit que cela redessine le front. Bertrand est allé partout, tout le long du front.

R : Oui, oui.

X : Du nord au sud, pas du Nord à l’ouest.

R : Oui.

X : Il est allé en Belgique à la fin de la guerre. à Ypres, le Mont Kemmel.

R :Ah oui, là, je sais pas, on a pas de document ayant précisé avec certitude qu’il a été à tel endroit et tel endroit.

X : J’ai identifié un croquis daté de 1919, en Alsace. J’imagine qu’était encore dans l’armée, c’est ça ? Il n’a pas été démobilisé tout de suite ?

R : Au moment de la démobilisation en 1918 ?… Ceux qui…Alors je ne sais pas exactement, mais il était répertorié comme est temps à tel endroit, un tel endroit, à telle ou telle époque.

Carte, recto, trouvée sur le site Delcampe, 2017.

X : J’ai trouvé sur internet des cartes postales, dessinées apparement par Bertrand. Elles auraient été distribuées, utilisées pendant la guerre. Connais tu ces cartes ?

R : Je n’ai pas eu connaissance de documents comme ça, puis dans les documents qu’on avait conservé que je n’ai pas eu lieu d’échange de cartes postales qui ont été transmises. Mais c’est très possible que ça ai existé.

X : Ce sont des gravures, comme des reproductions de scènes (N.B. Inspirées par Gustave Doré).

Peut être qu’il lui a été demandé de produire des cartes. Pendant la guerre, il y avait un réel essort des cartes postales bien sûr.

R : Peut-être. Oui.

X : Ou alors peut-être était-ce à la fin de la guerre aussi (N.B. pendant)

R : Peut-être oui, à la de la guerre, il y a sûrement des personnes qui ont une connaissance ou même qui ont eu une lettre dans les mains, des cartes postales, des dessins de soldats, qui ont été ensuite divulgués. Alors il y en a de moins en moins, mais ceux qui ont trouvé par exemple une photo, une carte postale, représentant un homme, un soldat, adressé à sa famille, on peut en trouver. C’est de plus en plus rare.

R : Bon, je sais pas quelle heure il est, parce que moi il faut quand même que je rentre..
6h moins le quart, ça va. Il faut que j’arrive à mon pensionnat (rires).

Manduel, le 28 mai 2017

Paysage de Normandie (découvert sur Ebay, 2017)

René, vers 1940

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