Je découvre en 2021 l’existence d’un texte écrit par Bertrand, cité dans un article du journal Les Annales politiques et littéraires, daté du 16 janvier 1916.
Après des années de recherches, c’est aussi la première fois qu’il m’est offert de lire Bertrand.

Et nos hommes au front souffrent, eux aussi, ils ont des ennemis terribles en dehors des Allemands, ils souffrent du froid, des rats et de l’eau, cette eau boueuse qui envahit tout. Mais ils sont si ingénieux, leur moral est si brave! Ecoutez ce fragment de lettre de M. Bertrand de Champeaux, l’auteur de très beaux dessins publiés dans le Journal de l’Université :

L’EAU DANS LES TRANCHÉES

… C’est du fond d’un bois, à quelques centaines de mètres des avant-postes ennemis que je vous écris ces lignes. Je suis seul dans l’abri, le sort ne m’ayant pas désigné, ce soir, pour accompagner la reconnaissance qui se fait en ce moment à la faveur d’une nuit obscure et de la chute de neige qui dégénère en véritable tempête.

À chaque instant, ma porte s’ouvre sous la poussée du vent et mon feu est éteint ! Quel feu ? Je vais vous le dire, il le mérite : il nous fallait un poêle, car vivre un hiver en pleine forêt, passe encore, mais sans feu ! Sans voir la claire flamme lécher la bûche de Noël ? Cela non. Nous sommes à demi-sauvages, après dix-sept mois de guerre; mais la demi-civilisation qui nous reste s’ingénie et cherche, décidément, il nous faut un poêle.

Un poêle ? C’est bien simple à faire, on prend un seau à confiture, avec une baïonnette on en perfore le fond comme une écumoire (c’est pour l’aérage), un vieux couvercle de casserole en fer ou émaillé devient celui du poêle, un morceau de tuyau quelconque introduit sur un côté du seau, en y pratiquant une ouverture avec les cisailles à couper les fils barbelés, voilà le poêle demandé. Ah pardon, il faut le surélever pour que l’air passe librement dessous, faisons un trépied en fil de fer, et…servez chaud.

S’il a bon caractère, l’instrument vous donnera autant de chaleur que de fumée, mais, aujourd’hui, il n’y a rien à faire, le vent s’engouffre dans le tuyau et défend expressement à la fumée de sortir, et, fut-on fumivore, on prend le sage parti d’envoyer poêle et tuyau au diable. Le froid ! Qu’est-ce ? Après tout, on s’y habitue. Paf, paf ! Tiens, c’est vrai, il est huit heures, la reconnaissance est en route, pas étonnant alors d’entendre des coups de fusil. Allons, pourvu qu’il n’y ait pas trop de grabuge.

Le froid n’est rien, voyez-vous ! C’est l’eau qui s’introduit sournoisement dans les tranchées et que l’on cherche à épuiser par tous les moyens possibles.

Un fait amusant s’est passé ces jours-ci dans un secteur voisin du mien : l’eau s’infiltre dans la tranchée, les hommes qui l’occupent mettent à terre tout ce qu’ils ont sous la main et montent dessus, comme sur un marchepied, pour n’avoir pas les pieds dans l’eau, mais celle-ci monte toujours, les hommes en font autant et finissent par dépasser le parapet de tout le haut du corps, s’inquiétant de l’insécurité de leur situation, quand, jetant un coup d’œil du côté des tranchées ennemies, ils s’aperçoivent que les Boches sont logés à la même enseigne qu’eux. Tout surpris de se voir, les uns, les autres, dans cette position, ils observent une discrétion réciproque, pas un coup de fusil n’est échangé jusqu’à ce que, les eaux ayant baissé, chacun puisse réoccuper normalement sa tranchée.

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